Publié par : pintejp | août 12, 2009

Les quatre clés de l’intelligence économique par François Asselineau

Avant-Propos

François Asselineau a été nommé Délégué général à l’Intelligence économique à Bercy le 12 octobre 2004 par Nicolas Sarkozy, alors ministre d’Etat, ministre de l’Economie, des Finances et de l’Industrie. Il est venu devant le Cercle Nation et République le 26 avril 2006 afin de présenter les objectifs fixés à la Délégation Générale à l’Intelligence économique ainsi que ses principes d’action. Toutefois, cette Délégation générale à l’Intelligence économique a été supprimée par M. Thierry Breton quelques semaines après cette présentation, le 29 mai 2006. L’exposé qui suit n’a donc plus qu’une valeur rétrospective et sa conclusion acquiert une étrange résonance.

Introduction.

L’Intelligence économique (IE) est un concept polysémique et donc assez flou. Pour tenter d’y voir clair, nous pouvons le synthétiser en affirmant que l’intelligence économique consiste, pour l’entité qui la conduit, à analyser et à anticiper toutes les menaces qui pèsent ou qui peuvent peser sur elle, puis à prendre toutes les mesures défensives et offensives pour contrecarrer ces menaces.

Cette activité de suivi de la concurrence n’est pas nouvelle dans son principe. Elle est même vieille comme le monde. Mais elle est aussi singulièrement moderne dans ses modalités d’exécution :

  • d’une part parce que l’on assiste, depuis une vingtaine d’années, à une véritable explosion des « coups bas » et des manœuvres en tout genre dans la guerre économique qui fait rage. Cette évolution est elle-même corrélée à l’accroissement continuel de la sphère des activités marchandes, à la déréglementation mondiale des échanges de marchandises, de services et de capitaux (politique délibérée en dépit de son appellation de « mondialisation inévitable »), et à la perte d’un certain nombre de valeurs traditionnelles, dans la vie politique comme dans la vie des affaires.
  • d’autre part parce que l’on constate un développement fulgurant des moyens techniques et conceptuels qui donnent à cette guerre économique une acuité nouvelle. L’informatique, l’accroissement exponentiel du volume d’informations disponibles, notamment sur Internet, le progrès des sciences cognitives, permettent ainsi de développer des attaques d’un genre nouveau. Par exemple :
    • les attaques informatiques,
    • la multiplication des prises de contrôle inamicales,
    • la recherche d’informations de façon automatisée (moteurs de recherche spécifiques sur Internet) ou par des voies détournées (par des agents de sociétés de gardiennage ou de nettoyage par exemple),
    • l’orchestration de campagnes de dénigrement ou la systématisation de la désinformation. Des entreprises dites de « public relations » ou de « lobbying » sont devenues expertes dans cette guerre informationnelle et dans l’orchestration de la désinformation. Il suffit de se rappeler l’affaire du benzène prétendument trouvé dans les bouteilles de Perrier aux Etats-Unis, affaire montée de toutes pièces mais qui aurait pu être fatale à l’entreprise.

L’intelligence économique est donc une discipline nouvelle qui consiste à repérer toutes ces menaces proliférantes et à les contrecarrer, voire à en lancer pour son propre compte contre des concurrents indélicats.

Cette discipline est d’ores et déjà mise en œuvre, et depuis plusieurs années, par la plupart des grandes entreprises françaises. Mais quelques affaires qui ont défrayé la chronique (notamment le rachat de Gemplus par le fonds d’investissement américain TPG) ont conduit les pouvoirs publics, sous la pression de l’opinion, à annoncer en 2003 le lancement d’une politique publique de l’intelligence économique.

Cette annonce a entraîné une certaine confusion dans les esprits. Car, chose étonnante, la France est un pays où l’on semble considérer que l’intelligence économique est une discipline qui ne concernerait que les entreprises. A la différence de ce que l’on observe aux Etats-Unis, en Chine, au Japon, au Royaume-Uni, etc., personne ne semble songer que l’Etat devrait d’abord en faire pour son propre compte avant de prétendre en faire pour le compte des entreprises.

Dès lors, l’Etat ne dispose pour lui-même, ni de cette vision stratégique, ni de cette détection systématisée des menaces, ni de cette réactivité qui constituent le cœur de l’intelligence économique… et qu’il invite les entreprises à adopter sans tarder !

Aussi ne faut-il pas s’étonner du constat dressé par le Rapport Carayon sur l’intelligence économique transmis au Premier ministre en 2003 et qui recommandait avant toute chose de « partir à la recherche de l’Etat-stratège ». Le meilleur service que l’on puisse rendre aux entreprises serait bien que l’Etat, justement, dispose d’une stratégie visant à les défendre et à protéger nos emplois.

Prenons-en pour exemple la situation des entreprises textiles françaises qui ferment les unes après les autres. La question stratégique à se poser est : comment en est-on arrivé là, c’est-à-dire à la destruction de ce qui restait de l’industrie textile française ? Qui, quand, comment, pourquoi et avec quelles contreparties a-t-on supprimé les derniers quotas sur le textile qui nous protégeaient de la déferlante chinoise ? Poser ces questions, c’est inévitablement s’intéresser au processus de prise de décision au sein des institutions européennes, étudier les oppositions d’intérêts entre les Etats-membres, le jeu trouble des lobbys et les options personnelles des différents commissaires européens.

Un tel examen au microscope de l’ensemble du processus de décision ne permettrait sans doute pas de rétablir une situation passablement compromise. Mais au moins aurait-elle le mérite insigne de pointer tous les dysfonctionnements internes de l’Etat, qui ont souvent pour effet que les gouvernements « laissent faire » des décisions plutôt qu’ils ne les prennent délibérément, sans avoir toutes les données du problème en mains. Or cette absence de vraie réflexion stratégique dans la prise de décisions peut conduire les pouvoirs publics à découvrir brutalement, plusieurs mois ou plusieurs années après, qu’elles créent un problème politique et social de toute première importance.

Un autre exemple est celui de la directive européenne dite Bolkestein. Si les responsables politiques français n’avaient pas réagi lors de son adoption par la Commission européenne il y a deux ans, c’est bien parce qu’aucune administration ne les avait dûment mis en garde sur les conséquences économiques très concrètes de ce texte et sur le problème majeur d’acceptabilité sociale qu’il risquait de poser.

C’est au vu de ces constats de carence que fut créée la Délégation Générale à l’Intelligence économique en octobre 2004. Car, jusqu’à cette création, le ministre de l’Economie et des Finances ne disposait pas d’une structure capable de faire de l’intelligence économique pour le compte de l’Etat. L’idée à la base de la création de la DGIE est donc que le ministre dispose d’une sorte de « think-tank », certes très discret, mais ayant une totale liberté d’action et de réflexion pour rechercher des informations, établir des scénarios, décrypter les stratégies adverses, même si cela doit déboucher sur des analyses et des mises en garde éventuellement contraires aux idées habituellement admises, voire politiquement incorrectes.

Au quotidien, l’intelligence économique telle que la Délégation Générale à l’Intelligence économique entend la conduire peut se synthétiser en une formule : les 4 A. Ces procédures sont exposées ci-après.

I Accumuler de l’information

Le point de départ de l’intelligence économique réside dans l’accumulation de l’information sur le sujet particulier sur lequel elle conduit une recherche.

Accumuler de l’information, c’est :

1) connaître les sources et les utiliser.

Les sources « ouvertes » sont innombrables et souvent gratuites ou peu onéreuses. On y trouve un grand nombre d’intervenants publics, parapublics ou privés :

  • Administrations nationales,
  • Organismes internationaux (Commission européenne, OCDE, ONU, FMI, Banque Mondiale, OMC, etc.)
  • Collectivités locales
  • Organismes publics et parapublics
  • Syndicats et fédérations professionnels
  • Organismes consulaires (CCI, Chambre des métiers, etc.)
  • Banques d’affaires et cabinets d’audit internationaux
  • Cabinets de consultants publics ou privés, français ou étrangers,
  • Fonctions internalisées dans de nombreux grands groupes
  • Dépêches de presse, journaux généraux et professionnels, français et étrangers, magazines, revues
  • Bases de données, « chats », « blogs » et tous sites disponibles sur Internet · A quoi s’ajoutent encore les informations spontanées et non sollicitées.

2) cultiver un état d’esprit.

L’intuition, la chance, le hasard ne suffisent pas. Il faut aussi et d’abord savoir observer, c’est-à-dire rationaliser et systématiser la recherche d’informations.

Comment ? En développant les systèmes de veille, systématiques, itératifs et objectifs (sans présupposé ni naïveté) :

  • la veille concurrentielle sur les entreprises et sur les nations. A noter que la « veille concurrentielle sur les nations » est précisément l’objectif stratégique attribué à la DGIE par le ministre d’Etat dans la lettre de création.
  • la veille institutionnelle et réglementaire.
  • la veille sociétale (suivi des mouvements de fond de la société.
  • la veille médiatique (suivi de l’image d’un responsable, d’un produit, d’une entreprise …

3) agir avec méthode.

La recherche de l’information s’effectue à la fois à partir des sources internes et des sources externes à l’organisation. Cette recherche va se développer de façon privilégiée par le biais de moteurs de recherche spécifiques sur Internet. Des logiciels dénommés « crawlers » et « spyders » permettent l’extraction d’informations sur le web visible et invisible, cela 24H/24.

II Analyser

Au fur et à mesure que l’on recueille de l’information, il convient de la soumettre d’abord à un double crible – le Discernement et le Décryptage – puis de passer à la Détection des « faits porteurs d’avenir ».

1. Le discernement.

Le discernement consiste, si l’on peut dire, à séparer le bon grain de l’ivraie. C’est-à-dire à écarter les informations fausses, non pertinentes, ou sans intérêt, pour ne garder que l’information la plus appropriée à la recherche.

Exemples d’informations fausses : des statistiques trafiquées (qui peuvent apparaître même sur des sites officiels), des affirmations erronées ou fantaisistes sur les liens de telle personnalité avec tel groupe de pression.

Exemple d’information non pertinente : le curriculum vitae d’un certain M. Matsuda se révèle une information exacte mais non pertinente si l’on découvre ensuite qu’il ne s’agit que d’un homonyme de l’homme d’affaires M. Matsuda sur lequel on conduit une recherche.

Exemple d’information sans intérêt : savoir que Mme Danuta Hubner, commissaire européenne de nationalité polonaise, a été boursière Fullbright à l’université de Berkeley en Californie pendant plusieurs années est une information très intéressante ; mais savoir quelle est l’adresse du domicile de Mme Hubner à Varsovie est probablement sans intérêt.

Comme on le comprend sur ces exemples, le discernement ne peut pas être entièrement automatisé : il nécessite l’intervention de l’esprit humain, seul à même, au bout du compte, de juger de la véracité, de la pertinence et de l’intérêt d’une information pour une investigation spécifique.

On doit noter que ce discernement est aussi une affaire d’expérience et d’intuition. Il s’attache par exemple à juger de la qualité d’une information selon des critères plus variés que la seule fiabilité attribuée spontanément à la source, ce qui n’est pas évident. Certaines sources a priori fiables (comme les sites officiels d’Etats ou d’organisations internationales) contiennent des informations fausses, des statistiques truquées ; en revanche, certaines sources a priori peu fiables (comme des « blogs » personnels ou des « chats ») peuvent parfois contenir des informations du plus haut intérêt. Bref, il n’y a pas de règle générale.

2) Le décryptage.

Les objectifs du décryptage vont être de :

  • passer au crible toutes les forces et toutes les faiblesses des nations ou des entreprises,
  • repérer les constantes à évolution lente,
  • se soustraire aux effets de mode, en exerçant son esprit critique,
  • procéder a des comparaisons pertinentes, et non aux comparaisons « imposées »,
  • repérer les manœuvres de désinformation.

Concrètement, on procèdera en deux étapes

a°) La requalification des informations si nécessaire.

Requalifier les informations est impératif si les termes ou les concepts utilisés se révèlent imprécis ou trompeurs.

Exemple tiré de l’actualité : à l’issue du second tour de l’élection présidentielle en Ukraine, les médias occidentaux ont qualifié M. Ianoukovitch de « candidat prorusse » et M. Iouchtchenko de « candidat de l’opposition ». Cette présentation asymétrique doit être requalifiée si l’on veut bien saisir la réalité de la situation ukrainienne. Soit en qualifiant M. Ianoukovitch de « candidat progouvernemental », soit en qualifiant M. Iouchtchenko de « candidat proaméricain ». Car l’examen précis des dépêches de presse et des articles de journaux révèle que la campagne électorale de M. Iouchtchenko a été largement financée par des « fondations américaines » et que son épouse est de nationalité américaine.

b°) faire le lien entre différents champs du savoir.

Il s’agit de trouver la logique relationnelle des informations collectées et validées : c’est exactement cela que l’on appelle « L’INTELLIGENCE », comme le révèle l’étymologie latine du mot.

Etymologiquement, le mot « intelligence » vient du latin « inter-legere », qui signifie « cueillir, rassembler » (legere) « entre » (inter). Etre « intelligent », c’est donc être capable de rassembler des éléments épars entre différents champs du savoir qui n’ont a priori pas de lien entre eux.

Pour reprendre l’exemple précédent, la situation actuelle en Ukraine ne se comprend bien que si l’on prend en compte :

  • l’histoire russe (Fondation de la « Rous » (Principauté de Kiev) au IXe siècle, malentendu du Traité de Pereïeslav de 1654, don de la Crimée à l’Ukraine par Khrouchtchev en 1954, etc.) ·
  • la religion (orthodoxes à l’est, gréco-catholiques dit « uniates » à l’ouest) ·
  • la stratégie américaine contemporaine d’encerclement de la Russie (théorisée et rendue publique par Zbigniew Brzezinski dans son livre Le Grand Echiquier) ·

Les informations habituellement prises en compte en matière d’intelligence économique tant pour l’Etat que pour l’entreprise se situent dans le champ économique, commercial, industriel et financier. En revanche, d’autres informations sont fréquemment négligées, par exemple :

    • l’histoire : quelles sont les tendances lourdes à 2000 ans, récentes à 200 ans et immédiates à 20 ans ?
    • la géopolitique
    • la sociologie
    • la culture (religion, valeurs, représentation du monde)
    • la linguistique

Prenons pour exemple celui des différents substrats culturels d’un mot comme le verbe « comprendre » dans différentes langues. Comme on va le voir, une analyse ethnolinguistique est très éclairante pour expliquer des comportements statistiquement fréquents des peuples dans les négociations, le rapport à autrui, la vie quotidienne, etc.

En français, comprendre vient de « cum »-« prehendere » qui signifie « prendre avec » ou « prendre tout ensemble ». Etymologiquement, le mot « comprendre » en français contient donc l’idée que l’on doit aborder une information ou un problème avec une certaine hauteur de vue, sans trop entrer dans le détail. « Comprendre » peut d’ailleurs aussi vouloir dire « inclure » (on parle de « service compris ») et « être d’accord » (d’où l’ambiguïté de la phrase « Je vous ai compris »). Cette conception très large et ambiguë de ce qu’est la « compréhension » pour un Français est assez révélatrice de certaines de nos spécificités nationales.

Les points forts des Français auront en effet tendance à être le goût pour les idées générales prétendant à l’universalité, l’abstraction brillante, et, de proche en proche, l’égalitarisme, la générosité et l’altruisme.

En revanche, les points faibles des Français seront la tendance à se payer de mots, « l’esprit fort », une certaine superficialité, l’insuffisant souci du détail (cf. la fréquente médiocrité du service et du service après-vente), et, de proche en proche, la sous-estimation de l’altérité, le tropisme à « conclure vite » et à « ne pas pinailler » dans une discussion, un contrat ou une négociation. D’où une certaine naïveté dans les négociations internationales et lr reproche si fréquemment fait aux Français d’être superficiels, inconséquents et primesautiers..

En anglais, « comprendre » se dit « to understand », combinaison de « under » (« en-dessous ») et de « stand » (« se tenir »). En anglais, « je comprends » se dit « I understand », ce qui signifie donc littéralement « je me tiens en dessous ». Etymologiquement, le mot « comprendre » en anglais comporte donc l’idée de ne pas se dévoiler, d’observer, de « sous-entendre ».

Aussi les points forts des Anglais auront tendance à être l’art des sous-entendus (« l’understatement »), le droit oral, le pragmatisme (que l’on retrouve dans la vie des affaires, la diplomatie, etc.), et de proche en proche, l’humour et le décryptage des manœuvres adverses. Ce sont justement les Anglais qui ont créé l’« intelligence service ».

Inversement, les points faibles des Anglais auront tendance à être, du moins aux yeux des Français, la manipulation, le double-jeu (la « perfidie »), et les « private jokes », qui développent l’esprit de caste entre « happy few ».

En allemand, « comprendre » se dit « verstehen », combinaison du préfixe « ver » (qui contient l’idée de solidité ou de longévité) et de « stehen » (« se tenir »). En allemand, « je comprends » se dit « Ich verstehe », ce qui signifie donc littéralement « je me tiens solidement ». Etymologiquement, le mot « comprendre » en allemand comporte donc l’idée d’être rigoureux et précis, de s’en tenir à un point de vue, de « ne pas transiger ».

Du coup, les points forts des Allemands auront tendance à être la rigueur du raisonnement, la fiabilité, la précision, le droit écrit (droit des contrats par exemple), la franchise.

Inversement, les points faibles des Allemands auront tendance à être la raideur, l’intransigeance, la tendance à la lourdeur, la sous-estimation de l’altérité.

En japonais, « comprendre » se dit « wakaru », dont la racine est le verbe « wa », qui s’écrit avec les deux caractères chinois symboles de la lame et de la branche coupée. Le verbe « wa » signifie « couper », « trancher ». En japonais, « je comprends » se dit « wakarimasu », ce qui signifie donc littéralement « je coupe en morceaux ».

Etymologiquement, le mot « comprendre » en japonais comporte donc l’idée de « décortiquer » tout problème, de questionner sans relâche, de cultiver la précision jusqu’à la maniaquerie, de disséquer jusqu’à l’insécable. Les Japonais ne sont-ils pas le peule des sushis et du sashimi ?

Les points forts des Japonais auront ainsi tendance à être l’extrême souci du détail, la fiabilité, la précision, l’extrême qualité de service, la quête permanente de l’information.

Inversement, les points faibles des Japonais auront tendance à être la lenteur des prises de décision, la difficulté devant l’abstraction, l’absence d’universalisme, le sentiment exagéré de leur spécificité.

L’exemple qui vient d’être présenté sur l’influence qu’exerce la langue sur les comportements sociaux et la vision du monde se retrouve dans de nombreux autres champs du savoir, par exemple l’histoire ou l’anthropologie sociale. Aussi l’intelligence économique doit-elle être PLURIDISCIPLINAIRE. Elle doit intégrer dans ses observations bien d’autres champs de connaissance, tels que l’influence de la religion, de l’histoire, des mythologies nationales, du type d’écriture, des traditions anthropologiques et sociales, des proverbes et dictons populaires, etc.

c°) la détection des « faits porteurs d’avenir »

Cette troisième phase de l’analyse va consister à rechercher, parmi l’ensemble des informations collectées et décryptées, celles que l’on peut considérer comme probablement annonciatrices de l’avenir.

C’est évidemment difficile et il entre ici une dose de subjectivité. On portera une attention toute particulière aux « signaux faibles », c’est-à-dire à des faits qui contredisent l’opinion dominante mais qui sont spécialement significatifs (parce que leur montée en puissance est significative, ou parce qu’ils correspondent à des archétypes historiques ou sociaux connus), etc.

III Anticiper

Le 3ème stade du travail de l’intelligence économique consiste à bâtir des hypothèses prospectives à partir du décryptage effectué au 2ème stade.

La prospective est évidemment une opération délicate, mais son caractère aléatoire peut être limité :

  • d’une part si elle s’effectue sur la base d’une « intelligence » préalable solide (cf. 2ème stade) ;
  • d’autre part si elle est très régulièrement confrontée à l’évolution des faits et des événements, selon une démarche itérative de validation ou de réfutation des hypothèses de travail.

L’analyse prospective nécessite de sortir des cadres mentaux habituels. Or notre cadre mental est borné 1°) par l’implicite et et 2°) par l’impensable. Pour faire de la prospective, nous devons donc commencer par remettre en cause l’implicite et l’impensable.

A quoi est dû l’implicite ?

1) à l’accoutumance à des faits et à des préjugés (« J’ai toujours fait, pensé, comme ça »)

2) à la mauvaise compréhension (« J’avais compris ça »)

3) à l’indifférence (« Je ne m’intéresse pas à ça »)

4) à une insuffisance d’information (« Je ne savais pas ça », « vous ne m’aviez pas dit ça »)

A quoi est dû l’impensable ?

4) à la mauvaise information ou la désinformation (« On m’avait pourtant dit ça »)

5) à l’intimidation (« Je n’ai pas le droit de penser ça »)

6) au manque d’imagination (« Je n’aurais jamais imaginé ça »)

1°) La remise en cause de l’implicite passe par 4 processus d’hygiène intellectuelle :

a) – Contrer l’accoutumance :

La question fondamentale à se poser est : Ai-je raison de faire toujours comme ça ?

b) – Contrer la mauvaise compréhension

La question fondamentale à se poser est : Ai-je vraiment parfaitement bien compris ?

c – Contrer l’indifférence

La question fondamentale à se poser est : Ne serait-il pas utile que je m’intéresse quand même à ça ?

d) – Contrer l’insuffisance d’information

La question fondamentale à se poser est : Quels sont les éléments que je ne connais pas ?

2°) La remise en cause de l’impensable passe par 3 processus d’hygiène intellectuelle :

a) – Repérer la mauvaise information et la désinformation :

La question fondamentale à se poser est : Suis-je certain que mes informations sont exactes et objectives ?

b) – Contrer l’intimidation

La question fondamentale à se poser est : Ne trouverais-je pas la solution si je pensais quand même autrement ?

c) – Contrer le manque d’imagination

La question fondamentale à se poser est : Et si les événements ne se passaient pas comme tout le monde le dit ?

Pour exercer notre imagination tout en la disciplinant, il faut avoir à l’esprit que le futur entretient un rapport particulier avec le Temps et l’Histoire. Pour tenter de l’anticiper avec la meilleure chance de probabilité, il faut donc éviter 3 pièges :

    • 1er piège : penser le futur comme le prolongement du passé sans modification.
    • 2ème piège : « faire du passé table rase » ; c’est l’inverse du risque précédent.
    • 3ème piège : succomber au verre grossissant de l’actualité.

3°) Borner les remises en cause par les résultats de « l’Intelligence »

La remise en cause de l’implicite et de l’impensable, si elle est absolument nécessaire pour faire de la prospective, doit cependant être disciplinée, sauf à déboucher sur un foisonnement inexploitable de scénarios les plus saugrenus et les plus improbables. Pour garder à la prospective un bon degré de réalisme et de probabilité, cette remise en cause doit donc être encadrée, au vu :

  • des forces et des faiblesses et des constantes à évolutions lentes qui ont été passées au crible lors du décryptage : structure anthropologique, démographie, histoire lente, facteur religieux, linguistique, traditions culturelles, intérêts géopolitiques, etc.
  • des faits porteurs d’avenir ou des signaux faibles repérés.

Ainsi disciplinée, la démarche prospective doit permettre d’aboutir à l’énoncé des scénarios les plus probables pour décrypter :

  • quelle est la stratégie probable de mes concurrents ?
  • quels instruments tactiques sont-ils susceptibles d’utiliser pour conduire cette stratégie ?

IV Agir

C’est là que réside souvent la principale difficulté. Car le responsable de l’Etat ou de l’entreprise n’accepte en général que difficilement une remise en cause de ses choix antérieurs et il est même souvent tenté de couper la tête du porteur de mauvaises nouvelles.

1°) diffuser la bonne information à la bonne personne

C’est ce que les Anglo-Saxons appellent le « Knowledge Management « ou « KM », c’est-à-dire la gestion des connaissances. Il s’agit de transmettre non pas toutes les informations à tout le monde mais de transmettre la bonne information à la bonne personne. Cela passe notamment par la mise des informateurs en réseau au sein de l’organisme, en fonction de leurs centres d’intérêt professionnel, afin de décloisonner l’information.

2°) prendre des actions défensives

La sécurisation du patrimoine passe par l’adoption de mesures protectrices. Par exemple :

  • assurer la sécurité des installations (ex : contre les risques d’attentats ou d’actes de malveillance),
  • assurer la sécurité du patrimoine scientifique (ex : laboratoires de recherche ; protection des brevets),
  • assurer la sécurité du système informatique contre les risques d’attaques virales (firewall, etc.),
  • assurer la sécurité du capital contre les prises de contrôle non désirables ou inamicales (pactes d’actionnaires, appel à un fonds d’investissement ami, etc.),
  • assurer la sécurité du patrimoine national (en décryptant les stratégies adverses des autres Etats du monde, y compris de nos « partenaires » européens, etc.) ·

3°) prendre des actions offensives

Parmi les actions offensives, on recensera :

le développement d’actions d’influence :

  • repérer les relais d’influence,
  • établir des argumentaires,
  • influer sur la définition de normes,
  • promouvoir des nationaux dans tel ou tel cénacle plurinational,
  • etc.

l’ouverture de négociations : on approchera telle ou telle organisation (Etat, organisation internationale, entreprise, etc.) pour lui proposer l’adoption de telle ou telle action.

le lancement d’actions de communication offensive, notamment pour contrer les campagnes de dénigrement.

le développement d’actions de prises de participation amicales dans le capital d’entreprises vulnérables.

4°) Revoir la stratégie si nécessaire

Revoir la stratégie de l’Etat ou de l’entreprise peut se révéler absolument crucial si les analyses de l’intelligence économique – validées ensuite par l’observation des événements – permettent de décrypter des stratégies adverses qui font ressortir la naïveté, l’inefficacité ou la contre-productivité de la stratégie en cours.

Conclusion

1°) L’intelligence économique ne s’improvise pas.

C’est un métier dans lequel le facteur humain est essentiel. Il faut une équipe pluridisciplinaire, dotée de collaborateurs ayant l’esprit curieux et ouvert sur le monde, le sens de l’analyse et de la synthèse, l’aptitude à replacer les faits en perspective. Ils doivent aussi, et plus encore, avoir du flair et.le goût de l’investigation.

2°) L’intelligence économique a un coût.

Il est illusoire que l’Etat ou une entreprise prétende faire de l’intelligence économique sans y consacrer le budget nécessaire. Car il faut des cadres expérimentés dans cette discipline et un investissement significatif en matériels techniques – notamment en matériels informatique et en logiciels, sans parler de l’éventuelle nécessité d’entretenir un réseau de correspondants.

3°) L’intelligence économique n’a de sens que si elle participe au processus de décision.

L’intelligence économique doit absolument être partie prenante à la définition de la stratégie de l’organisme qui la mène. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle les structures d’intelligence économique sont généralement rattachées, soit à la Direction générale, soit à la Direction de la stratégie des entreprises. En revanche, si l’intelligence économique est considéré comme un vague bureau d’études peuplé de Professeurs Nimbus dont les travaux sont ignorés, elle dépérit et ne sert plus à rien.

4°) Enfin, l’intelligence économique n’existe que si ceux qui en ont la charge disposent d’une totale liberté de pensée et d’expression.

S’il est postulé qu’un certain nombre de choix de l’Etat ou de l’entreprise sont intangibles et incritiquables, a fortiori s’il est tabou d’envisager une quelconque remise en cause de la stratégie suivie, alors la notion même d’intelligence économique disparaît et il ne sert à rien d’en faire.

L’intelligence économique ne s’accommode d’aucun dogme ni d’aucune pensée unique.


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